Des Lions en cage





FAUVES - WAJDI MOUAWAD

 


Avec son nouveau spectacle Fauves, représenté au théâtre de la Colline du 9 mai au 21 juin 2019, Wajdi Mouawad met une fois de plus en scène une fresque familiale monstrueuse plongeant au plus profond de la noirceur des relations humaines. Le dramaturge choisit cette fois-ci d’écrire des fragments qui s’articulent autour de révélations glaciales. A l’aide de sauts dans le temps et de souvenirs éparses, il retranscrit avec force le processus de construction de la mémoire encore bouleversé par les émotions et nous plonge dans l’esprit désorienté d’Hippolyte Dombre (Jérome Kircher). Tous plus fabuleux les uns que les autres, les comédiens incarnent à merveille des personnages minés par le secret et la trahison, changeant d’émotion à une vitesse dictée par la multiplication des temporalités. La comédienne Lubna Azabal qui incarnait Nawal Marwan dans le film de Denis Villeneuve Incendies est méconnaissable, véritable actrice-caméléon se métamorphosant d’un rôle à l’autre, incarnant tour à tour une vieille femme, une mère et une maîtresse.

Le poids de l’héritage, l’inceste et la trahison sont des thèmes que l’on a vu revenir comme des leitmotivs dans la plupart des pièces du dramaturge, et qui prennent ici la forme exacerbée de déchirements au sein d’une même famille, avançant à grand renfort de révélations morbides qui résonnent dans la salle comme des coups de poings meurtriers. La mise en scène ainsi que le texte s’articulent à la manière de variations musicales que viennent rythmer les changements de décors, transitions douces qui fonctionnent comme des moments de répit donnés au spectateur afin qu’il puisse digérer les informations qui tombent en cascades de larmes et de voix rauques sur la scène du théâtre. L’ouverture de la pièce dévoile une scène de dispute conjugale jouée sous tous les angles, où des amants parlent deux langues différentes. Cette impossibilité de communiquer se retrouve dans les personnages qui sont tenus à distance par leurs origines, leur histoire familiale et les mensonges qui s’accumulent jusqu’à rendre fou. La mort de la mère est le point de départ d’une véritable descente aux enfers, entraînant avec elle le souvenir de la guerre, en partie responsable de sa destinée. Ainsi un mariage est vécu comme le deuil d’un autre qui aurait pu avoir lieu si la grande Histoire ne s’en était mêlée. Imprégnés de traits mythologiques, les personnages comprennent tour à tour que leur destin leur échappe, qu’ils ne sont que le fruit d’une histoire meurtrie par le malheur. En remontant à l’origine de sa conception, Hippolyte traverse plusieurs Styx avant de tomber nez à nez avec l’horreur de l’inceste et du viol, ce qui n’est pas sans rappeler la structure d’Incendies qui, déjà, contait le parcours terrible d’une femme ayant fui la guerre.

Si la pertinence de la mise en scène et l’énergie des comédiens mènent le spectacle avec une force admirable, la fragmentation des scènes perd peu à peu son sens, chaque événement devient attendu, prévisible. Les révélations se multiplient dans une surenchère invraisemblable et finissent par donner une teinte involontairement comique à l’histoire, réduite à une parodie avérée d’elle-même. La pièce, très longue, finit par s’éparpiller tant il y a de destinées et de secrets différents.

L’ambition gargantuesque de la pièce est certainement ce qui lui fait défaut ; on aurait aimé que le spectacle soit plus court et choisisse une ligne directrice. Les multiples récits semblent provenir d’histoires différentes qui auraient été mises bout à bout tant bien que mal, et qui perdent dans le même coup toute leur force. L’écriture du dramaturge, d’habitude si belle, souffre ici d’une vulgarité dérangeante, essentiellement tournée vers les personnages féminins. Les femmes de la pièce sont terrifiantes tant elles apparaissent froides et violentes, blessant leur entourage à coups de mensonges et lames de couteaux, créatures séductrices à l’origine du malheur des hommes qui, eux, essayent de s’arracher à leur emprise. Les personnages masculins sont certes parfois détestables, mais leur comportement trouve toujours une justification dans la relation compliquée qu’ils entretiennent avec leur mère, sœur ou grand-mère, positionnant ses dernières en bourreaux responsables de la tristesse qui les habitent.

La représentation éprouvante de Fauves n’opère donc pas comme une claque glaciale, ce qui semble pourtant être l’intention trop visible du dramaturge derrière les portes qui claquent et les cris ; en filigrane de la colère d’Hippolyte tournée contre sa mère silencieuse se dessinent les démons de Wajdi Mouawad, dont il faudrait qu’il réussisse à se débarrasser pour sortir d’un même schéma répétitif et épuisé

Bergère

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