Revue culturelle du mois d'avril 2018

Chaque mois, Bergère et Ramoneur vous proposent une revue dans laquelle ils vous parlent de cinéma, de livres, de musique, de représentations théâtrales et d’expositions auxquelles ils sont allés. Ces revues font office de journal de bord, où leurs auteurs notent amoureusement ce qu’ils ont retenu du mois passé, parlent avec passion des frissons qu’ils ont eu dans des salles sombres du quartier Latin ou en écoutant un album de musique. Les catégories sont susceptibles de changer selon les mois, car Bergère et Ramoneur aiment aussi parler de cuisine, de promenades, ont parfois la tête ailleurs, et sont beaucoup trop paresseux pour se rendre à la dernière exposition sur le symbolisme en peinture dans les pays baltes. Vous l’aurez compris, ces revues changent au gré des envies de leurs auteurs, ils espèrent ainsi rester toujours fidèles à leurs émotions…




Films au cinéma :

- Mektoub My Love : Canto Uno – Abdellatif Kechiche
- Avant que nous disparaissions – Kiyoshi Kurosawa
                    
- Mes Provinciales – Jean-Paul Civeyrac

En DVD :

- Vol au dessus d'un nid de coucou - Milos Forman 
- Ich war neunzehn – Konrad Wolf
- Génération 45 – Jürgen Böttcher
- Allemagne Année Zéro - Roberto Rossellini

Littérature :

- Le Bleu est une couleur chaude – Julie Maroh
- La Septième fonction du langage – Laurent Binet
- Le maître et Marguerite - Mikael Boulgakov 

Théâtre :

- The Encounter – Simon Mcburney (théâtre de l’Odéon)
- Vera - Petr Zelenka (théâtre de Paris)





AU CINEMA:



Mektoub My Love : Canto Uno – Abdellatif Kechiche


A plusieurs reprises, le destin s’est lié contre moi pour m’empêcher de visionner le dernier long-métrage de Kechiche: je ne trouvais pas le temps, ou bien je me retrouvais comme par magie devant une planche de fromage et une bouteille de vin pas cher au bar d’à côté, mon penchant pour la bonne chaire prenant parfois le dessus sur mon amour inconditionnel pour le cinéma.  Ce n’est que bien longtemps après sa sortie, et en compagnie d’une camarade cinéphile aguerrie, que je me suis plongée avec délice dans Mektoub my Love : Canto Uno.
Dès la première demi-heure du film, un constat s’impose au spectateur: Kechiche est un génie du rythme et de la tchatche. Il sait emporter son spectateur dans un tourbillon de plans où la parole reine absorbe totalement celui qui l’écoute, et ce même quand cette parole (il faut bien le reconnaître ici), n’est pas très intéressante. Il ne se passe en effet pas grand chose de notable dans ce film : les personnages s’amourachent les uns des autres, dansent, boivent, jouent sur la plage, c’est plaisant à regarder jusqu’à un certain point. Il est vrai que par plusieurs aspects, le film est profondément émouvant: La scène absolument magnifique d’une brebis qui donne naissance à deux petits agneaux, une jeune fille explosant de vérité tombée amoureuse malgré elle d’un beau parleur, ou encore la douceur et la bienveillance du personnage principal.
Cependant, le film présente un gros problème de point de vue qui confirme par ailleurs l’obsession libidineuse que Abdellatif Kechiche nourrit pour le corps des femmes. Premièrement, il est clair que les actrices, de celle qui incarne Ophélie à la simple figurante sur la plage, ont en partie été choisies en raison de la forme de leurs fesses. Chaque actrice présente ici ce même trait physique: elles ont des fesses magnifiques, rebondies et fermes, et Kechiche les filme avec indécence et sans justification aucune pendant les trois quarts du film. En ne montrant qu’un seul modèle de corps, le film affiche une uniformisation hyper sexualisée du corps des femmes.
La scène de sexe du début annonce déjà ce qui va suivre : A l’instar d’un film pornographique, il n’y a que le corps d’Ophélie qui est montré, ses gémissements, ses seins, ses fesses, tandis que le corps de son amant n’apparaît presque pas dans le cadre. On pourrait penser que c’est parce que le film adopte le point de vue de Amin qui regarde Ophélie à travers ses yeux de garçon amoureux, mais c’est sans compter les changements d’angles de la caméra, qui introduisent un narrateur omniscient. Comment, sur trois heures de film, peut-il y avoir une bonne heure où la caméra ne montre rien d’autre que les fesses des filles qui apparaissent à l’écran ? Très rapidement, il devient extrêmement gênant de regarder ces plans interminables où le spectateur est forcé malgré lui d'adopter la même position voyeuriste que le réalisateur. Aucun personnage ne regarde ces femmes comme la caméra le fait, il n’y a aucune légitimation à ces plans ; force est donc de constater que c’est le réalisateur lui-même qui réifie le corps des femmes sans s’en cacher, et qui affiche ce faisant un modèle unique de beauté féminine, comme il l'avait déjà fait avec La vie d'Adèle en filmant des scènes "d'amour" (plutôt devrions nous dire de sexe sans profondeur) posées comme un cheveu sur la soupe dans un film pourtant très beau.
Vous l’aurez compris, je suis sortie profondément choquée de la salle. Cependant, et cela me dérange un peu de l'avouer, je demeure séduite par certains aspects mentionnés plus haut. Il est vrai que de bout en bout, le spectateur est happé au coeur de ce tourbillon de désir et d'énergie, et il souhaite que le film ne se termine jamais. Kechiche réussit, en presque trois heures, à nous faire partager la fulgurance d'un été et l'énergie qui anime les personnages. 
C’est surement la première fois qu’un film (dont j’attendais pourtant beaucoup) m’a fait me sentir aussi mal à l’aise, tout en me charmant par sa beauté et son rythme. Une question me taraude: comment peut-on relater avec tant de justesse la violence des sentiments qui anime un groupe de personnes, tout en affichant une obsession pour les fesses des femmes telle qu’il en devient difficile de le regarder jusqu’au bout? Cette remarque ne se veut pas morale, et nous ne parlons pas ici d'indécence ou d'atteinte aux bonnes moeurs. Mais à l'époque où les femmes se battent pour exister autrement qu'à travers leurs corps et le regard que les hommes posent sur celui-ci, il est absolument insupportable d'assister à un enchaînement de plans rapprochés sur le postérieur de jeunes actrices, qui sont pourtant habitées d'une vivacité incroyable et qui ont des choses à dire. On ne peut s'empêcher d'imaginer le réalisateur tout puissant ayant tous les droits sur ses acteurs, et exigeant de filmer toujours les mêmes parties des corps féminins sans que personne n'ose s'interposer.
Le propos du film est simple, il concerne le désir. Mais le désir de qui? de Amin certes, mais aussi celui d'Ophélie, et des autres. Jamais le corps des hommes n'apparaît sous un regard lui aussi désirant; Kechiche, une fois de plus, montre les femmes comme des objets de désir mais pas comme des sujets désirants, et cela, jamais le point de vue du film ne le légitime. 


Bergère 




Don’t worry, he won’t go far on foot - Gus Van Sant







Je n’écrirai pas grand chose à propos de ce film car je le trouve plutôt dénué d’intérêt, et que je suis bien mauvaise lorsqu’il s’agit de parler de mon ennui. Je suis allée voir le film par hasard, alors que je me trouvais à côté du Majestic Bastille un jour de pluie. J’ai ri des dessins très amusants de John Callahan (interprété par Joaquim Phoenix), pensant malgré tout qu’ils n’étaient pas assez utilisés, et je me suis légèrement endormie pendant les séances de thérapie collective. Malgré mes absences répétées, je n’ai eu aucun mal à suivre l’intrigue qui relate sans aucune surprise la rédemption d’un personnage alcoolique devenu tétraplégique à la suite d’un accident de voiture. On aurait cru que Gus Van Sant accorderait plus d’importance au dessin comme outil de guérison, pourtant on voit très peu Callahan dessiner ou même parler de sa nouvelle occupation, ses dessins n’étant pour le personnage qu’un moyen de se faire connaître et de gagner de l’argent. Le film se laisse regarder sans peine, mais ne se démarque en rien, les intrigues sont attendues, comme si le scénario abordait chaque étape comme une case à cocher. Le personnage de Annu (Rooney Mara) est très peu développé et la relation qu’elle entretient avec Callahan survolée, à peine effleurée. On est très vite ennuyé par le film, qui s’inscrit malgré lui à la suite de la longue liste des biopics hollywoodiens que l’on a déjà oubliés.  
Bergère




Mes Provinciales – Jean-Paul Civeyrac





En tentant d’imiter le cinéma de la nouvelle vague, Jean-Paul Civeyrac ne parvient malheureusement pas à la hauteur de ses maîtres, se contentant de reprendre une mise en scène typique des années 50: trois amis discutent dans une chambre aux murs blancs, allongés sur leur lits, une cigarette se consumant au bout des doigts.
Le film est figé dans une temporalité froide et lisse où l’on ne perçoit pas ou peu d’amour. En cristallisant les personnages à grand renfort de références littéraires et cinématographiques, le réalisateur peine à leur insuffler ce souffle de vérité qui manque cruellement au film. Les personnages sont étouffés par les auteurs qu’ils citent à tout bout de champs. Ainsi les dialogues sonnent faux car ils n’introduisent jamais de sentiments personnels et semblent sortir de la bouche des acteurs comme si ceux-ci ne les comprenaient pas.  On discute de Nerval, de Rimbaud tout en écoutant Bach, et l’on se dispute des idées comme si elles n’étaient pas les nôtres. Civeyrac donne l’impression de ne pas comprendre la jeunesse qu’il filme.  En voulant à tout pris lui donner l’apanage d’un autre temps, il lui enlève toute audace, toute vivacité. On se désintéresse de ces jeunes qui semblent ne pas s’autoriser à exister. Tous les personnages sont déconnectés les uns des autres, rien n’est montré de l’évolution de leurs sentiments. Dès la première soirée qu’ils passent ensemble, ils s’évertuent à discourir comme de grands sophistes, mais il ne suffit pas de mentionner quatre titres célèbres pour développer une pensée.
Matthias, Etienne, Jean-Noël, voilà bien un trio auquel on ne croit pas une seconde : Matthias est tout simplement détestable. Tout comme ses paroles vides, son personnage est très peu développé alors même qu’il est le centre de plusieurs intrigues. Ce génie de Paris 8 n’est rien d’autre qu’une anthologie ouverte qui se contente de citer des auteurs célèbres lorsque son avis est requis. Comment peut-il vivre cette histoire d’amour avortée avec la coloc d’Etienne alors que son personnage est complètement asexué ? On remarquera au passage que cette dernière s’appelle Annabelle Lit (comme Annabelle Lee, mais comme un lit) un trait d’humour maladroit de trop parmi ce petit groupe faussement intello.
De Bach à Blaise Pascal, le film ne laisse aucun répit à ses personnages en les empêchant d’exister en tant qu’humains, de porter une parole neuve pleine de jeunesse, ce qui nous laisse, nous spectateurs, complètement en retrait du film.
Peut-être qu’avec un peu plus de liberté, Civeyrac aurait pu nous faire croire à un conte de jeunesse atemporel, où les personnages ne seraient autres que des silhouettes mystérieuses, mais malheureusement il ne s’est pas donné l’autorisation de voler de ses propres ailes. On aurait aimé un peu moins de Garrel et de Jean Eustache. Au diable La Maman et la Putain, au théâtre comme au cinéma, il faut tuer le père !

 Bergère





EN DVD:

Ich war neunzehn – Konrad Wolf



Ce mois d’avril fut rythmé par la rediffusion de films allemands sur notre chaîne de TV franco-allemande préférée, qui permet aux spectateurs ne possédant pas de poste de visionner des films en replay sur son site web https://www.arte.tv/fr/.

Ich war neunzehn est donc un film à voir absolument temps qu’il est encore disponible sur cette plateforme. Réalisé en 1968 dans l’ex Allemagne de l’Est, il retrace le parcours de Gregor Hecker, un jeune allemand ayant fui l’Allemagne avec ses parents et devenu soldat de l’armée Rouge. L’histoire se passe en avril 1945, alors que l’armée allemande est défaite petit à petit par les bataillons russes qui avancent jusqu’à Berlin. Konrad Wolf relate ici sa propre histoire par le biais du personnage de Gregor, retournant en étranger dans un pays qui n’est plus le sien, détruit par le nazisme et les bombes. Quel sentiment traverse ce garçon qui s’applique à vaincre ce qui fut autrefois son pays natal? Le regard impénétrable, l’enfant soldat est promu lieutenant et doté de responsabilités trop grandes pour lui. Partagé entre incompréhension et désir de bien faire, il s’imagine non sans peine l’Allemagne reconstruite par les allemands qu’il croise. Qu’adviendra-t-il de cette jeune fille abandonnée de tous, et que peut-il faire, lui l’ennemi, qui parle pourtant la même langue qu’elle ?
La photographie de ce film en noir et blanc ajoute une grande poésie au récit de guerre, magnifiant des êtres usés jusqu’à l’os, pleurant les dernières larmes qu’il leur reste tout en dansant sous les étoiles. C’est alors que Gregor a vécu ce qui semble être le pire qu’il explose enfin et hurle ce que le spectateur pense tout bas depuis le début du film. Mais ne s’arrêterons-t-ils jamais de tuer ? Tuer jusqu’à la fin, comme une dernière pulsion de désespoir, comme un dernier souffle : est-ce donc seulement par la mort que l’ennemi vaincu continu d’exister? Ce dernier cri de désespoir laisse entrevoir un désir de vengeance sans fin qui clôt le film avec violence, et pose la difficile question de la reconstruction de relations humaines saines entre des personnes que la guerre a détruites.

Bergère


Génération 45 – Jürgen Böttcher



Toujours sur le site Arte replay, on trouve ce très beau film de Jürgen Böttcher, disponible sur la plateforme jusqu’au 20 mai 2018. C’est l’histoire d’un très jeune couple marié qui ne se supporte plus et se délite sous les yeux réprobateurs de leur entourage. Le jeune homme traîne dans les rues de Prenzlauer Berg le sourire aux lèvres, tandis que son épouse va danser le rock dans un gymnase embué. Il est très intéressant de voir que tout le monde jusqu’au patron du garçon tente d’empêcher le jeune couple de divorcer. Les amis ne sont d’aucun support et adresse de lourds reproches au jeune homme, qui disent-ils, a pourtant eu la chance d'épouser celle dont tout le monde dans la bande était amoureux.
Oui mais voilà, l’amour est trop grand pour être confiné dans une petite chambre aux lits jumeaux, et peut-être faut-il donner le temps, le temps d’un plan, pour que les deux visages à nouveau se rejoignent et acceptent de partir en moto, tous les deux, pour s’aimer encore un peu.

Bergère



LITTERATURE:


La septième fonction du langage - Laurent Binet





Au même titre que le commissaire Bayard qui enquête sur la mort de Roland Barthes, le lecteur ahuri jubile en découvrant Michel Foucault en pleine montée de LSD enchainer orgies sexuelles et séminaires enflammés sur le langage. Laurent Binet s’amuse ici à brouiller les frontières entre fiction et réalité, faisant interagir noms célèbres et personnages inventés autour d’une sombre histoire de document secret, tout en questionnant la démarche de l’écriture. Nous assistons au parcours extraordinaire de Bayard et de son guide Simon Herzog, professeur de sémiologie à Vincennes, parcourant la France, l’Italie et les Etats-Unis pour participer à des rencontres de joutes verbales et des séminaires pleins à craquer. Ici tout n’est que discussions enflammées autour du langage, de la sexualité et de la politique, et Bayard permet au moins averti des lecteurs de se frayer un passage parmi les plus grandes figures intellectuelles du siècle dernier. On se complaît dans l’atmosphère irrespirable des amphithéâtres, tous nos muscles se tendent lorsque Simon affronte le Napolitain dans la Cité des Doges et l’on se perd, nous aussi entre le réel et la fiction. Simon Herzog, se prendra plusieurs fois la tête entre ses mains, abasourdi par les aventures que le récit lui fait vivre « je crois que je suis coincé dans un putain de roman ! » s’écrit-il après avoir échappé à la mort. Le narrateur s’amuse à teinter les milieux intellectuels français et italiens d’espionnage bulgare, de doigt coupés et de manipulations perfides entre flics, philosophes, sémiologues, étudiants et politiques. Oui, le lecteur est ébahi de l’audace dont l’écrivain fait preuve en imaginant la rencontre improbable entre Judith Butler et un Bayard contre toute attente très détendu, entre Sollers et le Grand Protagoras Umberto Eco. Les personnages se perdent dans le réel et Simon questionne inlassablement son existence en tant que personnage de fiction. Alors qu’il manque de se faire assassiner, il se demande pourquoi le maître de son destin choisi de l’épargner, et lui reproche d’être bien mauvais romancier un peu plus tard dans le récit. Le romancier est de ce fait excusé du tour improbable et cocasse que prend le récit par son personnage même, et coup de maître parmi les rois du langage, il engage dans l’épilogue un long combat contre Simon qui se proclame héros de sa propre histoire, et donc capable de détourner les intentions du romancier à son avantage.

Ce livre est à lire absolument, et soyez prévenus, chers lecteurs, vous aurez après cette lecture envie de vous plonger dans les ouvrages de sémiologie mentionnés au cours du récit. C’est pourquoi Bergère et Ramoneur s’engagent devant vous à lire les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, afin de pouvoir vous écrire une critique à ce sujet dans la revue culturelle du mois de mai.

Bergère





Le bleu est une couleur chaude – Julie Maroh





Je ne cacherai pas ma déception à la lecture de cette bande-dessinée dont on m’avait fait l’éloge à maintes reprises. Mon tort fut surement d’avoir vu le film que Kechiche a réalisé en s’inspirant de cet ouvrage avant de le lire. J’ai en effet beaucoup aimé la Vie d’Adèle (à quelques exceptions près), et m’attendait donc à retrouver l’univers du film, mais les deux œuvres sont finalement très différentes (ce que je ne peux bien sur pas reprocher à l’auteure de la bd). Ce sont avant tout les dessins de Julie Maroh qui m’ont déplu, les personnages ayant des traits un peu trop juvéniles, me faisant penser à l’univers de certains mangas envers lesquels je suis toujours très peu réceptive. De plus la police utilisée semble être l’écriture d’un enfant, ce qui plonge le récit dans un univers enfantin contrastant avec les événements de l’histoire.

Comme peut le laisser entendre le titre, le bleu des cheveux de Emma est la seule couleur présente dans le récit. Ce bleu éclatant donne une importance toute particulière à chaque apparition de la jeune artiste, elle se détache ainsi du reste des personnages, et par là on se représente bien le sentiment d’excitation et d’enthousiasme qui s’empare de Clémentine lorsqu’elle la voit. Symbole de l’identité affirmée et revendicatrice d’Emma, le bleu incarne aussi la différence qui sépare les deux amantes. Emma est plus âgée que Clémentine, elle connaît à peu près ses désirs et assume son lesbianisme depuis déjà quelques années alors que Clémentine ne fait que découvrir une partie d’elle-même qu’elle ignorait, et vit avec Emma son premier amour. L’absence de couleurs autres que le bleu permet notamment de comprendre la confusion de Clémentine au regard de son identité, et le sentiment de vide qu’elle ressent lorsqu’elle est confrontée à un environnement au sein duquel elle n’ose pas être elle-même, à savoir une jeune fille qui découvre une sexualité considérée comme « déviante » au regard de son entourage. La maison où vivent ses parents, son lycée, la rue, chaque lieu est baigné de nuances de gris, de noir, et ainsi semble morne et sans attrait. J’ai regretté qu’il y ait autant d’ellipses dans le récit. Tout le plus gros de l’histoire semble se passer en hors champ, ce qui nous laisse peu convaincus par la puissance des sentiments des personnages que l’on ne voit pas se développer suffisamment. On comprend rapidemment que le temps passe, que la relation entre les deux femmes s’intensifie, mais on ne voit pas en quoi, ni comment les deux femmes s’aiment, en-dehors du sexe. Chaque fois qu’elles font l’amour, Clémentine semble renaître, ce que l’on comprend puisqu’elle n’a jamais connu d’amour charnel auparavant. Cependant, il manque des scènes de tendresse quotidienne, de regards et de complicité. A chaque fois que les deux femmes sont ensemble, elles ne se comprennent pas, elles se disputent, ce qui ne laisse pas au lecteur entrevoir l’amour si puissant auquel l’auteure voudrait bien lui faire croire.
La BD aurait gagné à être un peu plus longue, et on aurait aimé voir Clémentine et Emma réellement heureuses ensemble, sur de plus longues périodes. Toutefois on peut remercier Julie Maroh de nous donner à voir une histoire d’amour entre deux femmes, ce qui est malheureusement encore trop peu montré au cinéma ou en littérature.


Bergère



AU THEÂTRE:



Vera – Petr Zelenka (théâtre de Paris)




La pièce envolée de Petr Zelenka met en scène le désenchantement brutal d’une directrice de casting manipulatrice, un personnage découlant directement de notre société capitaliste actuelle, où l’argent et le carriérisme sont rois. Dès la première scène, le spectateur est embarqué par le cynisme de la situation. On rit jaune en entendant Vera parler des comédiens « souvent dépressifs » devant le cadavre d’une jeune actrice qu’elle a elle-même poussée au suicide. Malgré des décors plutôt simples, l’utilisation des écrans retransmettant les images prises avec la caméra de surveillance installée dans l’ascenseur fait preuve d’une grande dextérité qui participe au rythme endiablé de la pièce. La scène est ainsi découpée en espaces multiples, elle est polymorphe, tout comme le sont les comédiens qui incarnent tout un panel de personnages chacun, et toujours avec une grande justesse. Le rôle principal est mené avec brio par Karin Viard, celle-ci constituant le cœur de toutes les scènes, infatigable. On jubile de la voir aboyer sur des pauvres bougres sans défense, se rouler par terre de rage, se jeter d’un endroit à l’autre de la scène. Les photographies et les films d’enfance de l’actrice/comédienne introduisent encore un autre niveau de lecture au sein de l’intrigue : on y voit une enfant vierge de toute cruauté, une adolescente qui rêve elle aussi de comédie, et en dessous, celle qui a réussi dans le métier, et qui dans son rôle décrie le monde du paraître auquel elle appartient.
Cette pièce est profondément touchante, car on y voit les personnages se démener afin d’atteindre une renommée éphémère et futile. Tous semblent ne pas se rendre compte du caractère superficiel de leurs relations, et Vera ne le réalise toujours pas après s’être faite virer de l’agence. Sa décadence ne rend pas son personnage humain pour autant, car elle demeure plus acerbe que jamais, utilise les autres comme moyens pour parvenir à ses fins. Cependant, Vera est touchante dans sa misère relationnelle. Elle tente maladroitement de prouver son affection à son père, à son mari, et refuse de vendre une guitare en raison des souvenirs qu’elle lui rappelle.

La force et l’énergie des comédiens permettent au spectateur de passer outre quelques maladresses de dialogues, et l’on ressort profondément charmé par le clin d’œil final malicieux de Karin Viard.

Bergère



The encounter - Simon McBourney





Dans le magnifique théâtre de l’Odéon, Simon McBourney nous invite sur les rives de l’Amazone à la recherche de la tribu oubliée des Mayorunas, les hommes félins. Cette pièce s’écoute d’abord avant de se regarder : après avoir soigneusement ajusté un casque audio sur les oreilles, le comédien  nous parle à travers son microphone binauriculaire.
Hasard heureux, ma place dans les derniers balcons du théâtre me contraint à focaliser mon attention uniquement sur les sons, la scène ne m’apparaissant que comme une activité lointaine, étrangère à mon expérience auditive. En effet, à part voir une silhouette gesticuler autour d’un microphone et quelques simples effets de lumières, mes yeux sont aussi bien fermés. Après un certain temps d’adaptation (pas facile de rester concentré lorsqu’une personne nous chuchote à l’oreille), on se laisse vite emporter par McBourney dans son monde grâce à sa palette d’accents et ses pistes audio préenregistrées.
Cette pièce est un entrelacement de réalités : l’instant où se déroule la pièce au Théâtre de l’Odéon, la nuit où il enregistre ces quelques pistes audio du spectacle dans son salon au côté de sa petite fille insomniaque, et l’époque où un photographe (Loren Mcintyre) a voulu rencontrer la tribu des Mayorunas au fin fond de l’Amazonie.
La magie de cette pièce ne se tient pas dans le récit en lui-même mais dans la façon dont on l’expérimente. Le fait d’entendre le monde au lieu de le voir nous empêche de détourner notre attention. Malgré tout les effets spéciaux possibles et imaginables, notre esprit sait discerner la réalité de l’écran de cinéma ou de la scène de théâtre.  Les yeux sont par essence actifs, ils se ferment, s’ouvrent, dirigent notre regard. Nous avons toujours la liberté de choisir de regarder la scène ou la chevelure de notre voisine. Ici, impossible de fermer nos oreilles ou de les diriger, nous subissons l’environnement auditif qu’on le veuille ou non. Aucun effort de projection mental nécessaire : nous sommes dans l’hydravion qui atterrit sur le fleuve amazone, dans la forêt infestée de moustiques, au centre de la tribu Mayoruna qui nous tourne autour. J’ai le désagréable souvenir d’une scène où le photographe (nous) a le bras infesté d’asticots. Impossible de détourner mon attention de mon bras que je sens et que j’entends rempli de vers.
Je dois avouer par conscience professionnelle que je me suis assoupi  vers la fin de la pièce, n’arrivant plus vraiment à distinguer les divagations mentales de mon esprit de l’information reçue par mes oreilles.


Ramoneur

Commentaires

  1. Très très belle plume Bergère ! Les mots coulent avec rythme et justesse. Le ton des analyses est vif et les références cinématographiques sur lesquelles s'appuient la critique prouvent l'érudition et donnent force aux articles. Tu es dotée d'une belle culture, d'un sens aigu de la narration. Merci Bergère pour le partage ! Tu ne voudrais pas réaliser un film ? Il serait très beau en plus d'être intelligent, à n'en pas douter !!

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