Revue culturelle du mois d'avril 2018
Chaque mois, Bergère et Ramoneur
vous proposent une revue dans laquelle ils vous parlent de cinéma, de livres,
de musique, de représentations théâtrales et d’expositions auxquelles ils sont
allés. Ces revues font office de journal de bord, où leurs auteurs notent
amoureusement ce qu’ils ont retenu du mois passé, parlent avec passion des
frissons qu’ils ont eu dans des salles sombres du quartier Latin ou en écoutant
un album de musique. Les catégories sont susceptibles de changer selon les
mois, car Bergère et Ramoneur aiment aussi parler de cuisine, de promenades,
ont parfois la tête ailleurs, et sont beaucoup trop paresseux pour se rendre à
la dernière exposition sur le symbolisme en peinture dans les pays baltes. Vous l’aurez
compris, ces revues changent au gré des envies de leurs auteurs, ils espèrent
ainsi rester toujours fidèles à leurs émotions…
Films au
cinéma :
- Mektoub My Love : Canto Uno – Abdellatif Kechiche
- Avant que nous
disparaissions – Kiyoshi Kurosawa
-
Don’t worry, he won’t go far on foot – Gus Van Sant
- Mes Provinciales
– Jean-Paul Civeyrac
En DVD :
- Vol au dessus d'un nid de coucou - Milos Forman
- Ich war neunzehn
– Konrad Wolf
- Génération 45 –
Jürgen Böttcher
- Allemagne Année Zéro - Roberto Rossellini
- Allemagne Année Zéro - Roberto Rossellini
Littérature :
- Le Bleu est une
couleur chaude – Julie Maroh
- La Septième fonction
du langage – Laurent Binet
- Le maître et Marguerite - Mikael Boulgakov
- Le maître et Marguerite - Mikael Boulgakov
Théâtre :
- The Encounter –
Simon Mcburney (théâtre de l’Odéon)
- Vera - Petr Zelenka (théâtre de Paris)
AU CINEMA:
A plusieurs reprises, le destin s’est lié contre moi pour m’empêcher de visionner le dernier long-métrage de Kechiche: je ne trouvais pas le temps, ou bien je me retrouvais comme par magie devant une planche de fromage et une bouteille de vin pas cher au bar d’à côté, mon penchant pour la bonne chaire prenant parfois le dessus sur mon amour inconditionnel pour le cinéma. Ce n’est que bien longtemps après sa sortie, et en compagnie d’une camarade cinéphile aguerrie, que je me suis plongée avec délice dans Mektoub my Love : Canto Uno.
- Vera - Petr Zelenka (théâtre de Paris)
AU CINEMA:
A plusieurs reprises, le destin s’est lié contre moi pour m’empêcher de visionner le dernier long-métrage de Kechiche: je ne trouvais pas le temps, ou bien je me retrouvais comme par magie devant une planche de fromage et une bouteille de vin pas cher au bar d’à côté, mon penchant pour la bonne chaire prenant parfois le dessus sur mon amour inconditionnel pour le cinéma. Ce n’est que bien longtemps après sa sortie, et en compagnie d’une camarade cinéphile aguerrie, que je me suis plongée avec délice dans Mektoub my Love : Canto Uno.
Dès la première demi-heure du film, un constat s’impose au
spectateur: Kechiche est un génie du rythme et de la tchatche. Il sait emporter
son spectateur dans un tourbillon de plans où la parole reine absorbe
totalement celui qui l’écoute, et ce même quand cette parole (il faut bien le
reconnaître ici), n’est pas très intéressante. Il ne se passe en effet pas
grand chose de notable dans ce film : les personnages s’amourachent les
uns des autres, dansent, boivent, jouent sur la plage, c’est plaisant à
regarder jusqu’à un certain point. Il est vrai que par plusieurs aspects, le
film est profondément émouvant: La scène absolument magnifique d’une brebis qui
donne naissance à deux petits agneaux, une jeune fille explosant de vérité tombée
amoureuse malgré elle d’un beau parleur, ou encore la douceur et la bienveillance
du personnage principal.
Cependant, le film présente un gros problème de point de vue
qui confirme par ailleurs l’obsession libidineuse que Abdellatif Kechiche
nourrit pour le corps des femmes. Premièrement, il est clair que les actrices, de
celle qui incarne Ophélie à la simple figurante sur la plage, ont en partie été
choisies en raison de la forme de leurs fesses. Chaque actrice présente ici ce même
trait physique: elles ont des fesses magnifiques, rebondies et fermes, et
Kechiche les filme avec indécence et sans justification aucune pendant les
trois quarts du film. En ne montrant qu’un seul modèle de corps, le film
affiche une uniformisation hyper sexualisée du corps des femmes.
La scène de sexe du début annonce déjà ce qui va
suivre : A l’instar d’un film pornographique, il n’y a que le corps
d’Ophélie qui est montré, ses gémissements, ses seins, ses fesses, tandis que
le corps de son amant n’apparaît presque pas dans le cadre. On pourrait penser
que c’est parce que le film adopte le point de vue de Amin qui regarde Ophélie à travers ses yeux de garçon amoureux, mais c’est sans
compter les changements d’angles de la caméra, qui introduisent un narrateur omniscient. Comment, sur trois heures de film, peut-il y avoir une bonne heure
où la caméra ne montre rien d’autre que les fesses des filles qui apparaissent
à l’écran ? Très rapidement, il devient extrêmement gênant de regarder ces
plans interminables où le spectateur est forcé malgré lui d'adopter la même position voyeuriste que le réalisateur. Aucun personnage ne regarde ces femmes comme la caméra le
fait, il n’y a aucune légitimation à ces plans ; force est donc de
constater que c’est le réalisateur lui-même qui réifie le corps des femmes sans
s’en cacher, et qui affiche ce faisant un modèle unique de beauté féminine, comme il l'avait déjà fait avec La vie d'Adèle en filmant des scènes "d'amour" (plutôt devrions nous dire de sexe sans profondeur) posées comme un cheveu sur la soupe dans un film pourtant très beau.
Vous l’aurez compris, je suis sortie profondément choquée
de la salle. Cependant, et cela me dérange un peu de l'avouer, je demeure séduite par
certains aspects mentionnés plus haut. Il est vrai que de bout en bout, le spectateur est happé au coeur de ce tourbillon de désir et d'énergie, et il souhaite que le film ne se termine jamais. Kechiche réussit, en presque trois heures, à nous faire partager la fulgurance d'un été et l'énergie qui anime les personnages. C’est surement la première fois qu’un film (dont j’attendais pourtant beaucoup) m’a fait me sentir aussi mal à l’aise, tout en me charmant par sa beauté et son rythme. Une question me taraude: comment peut-on relater avec tant de justesse la violence des sentiments qui anime un groupe de personnes, tout en affichant une obsession pour les fesses des femmes telle qu’il en devient difficile de le regarder jusqu’au bout? Cette remarque ne se veut pas morale, et nous ne parlons pas ici d'indécence ou d'atteinte aux bonnes moeurs. Mais à l'époque où les femmes se battent pour exister autrement qu'à travers leurs corps et le regard que les hommes posent sur celui-ci, il est absolument insupportable d'assister à un enchaînement de plans rapprochés sur le postérieur de jeunes actrices, qui sont pourtant habitées d'une vivacité incroyable et qui ont des choses à dire. On ne peut s'empêcher d'imaginer le réalisateur tout puissant ayant tous les droits sur ses acteurs, et exigeant de filmer toujours les mêmes parties des corps féminins sans que personne n'ose s'interposer.
Le propos du film est simple, il concerne le désir. Mais le désir de qui? de Amin certes, mais aussi celui d'Ophélie, et des autres. Jamais le corps des hommes n'apparaît sous un regard lui aussi désirant; Kechiche, une fois de plus, montre les femmes comme des objets de désir mais pas comme des sujets désirants, et cela, jamais le point de vue du film ne le légitime.
Bergère
Don’t worry, he won’t
go far on foot - Gus Van Sant
Je n’écrirai pas grand chose à propos de ce film car je le
trouve plutôt dénué d’intérêt, et que je suis bien mauvaise lorsqu’il s’agit de
parler de mon ennui. Je suis allée voir le film par hasard, alors que je me
trouvais à côté du Majestic Bastille un jour de pluie. J’ai ri des dessins très
amusants de John Callahan (interprété par Joaquim Phoenix), pensant malgré tout
qu’ils n’étaient pas assez utilisés, et je me suis légèrement endormie pendant
les séances de thérapie collective. Malgré mes absences répétées, je n’ai eu
aucun mal à suivre l’intrigue qui relate sans aucune surprise la rédemption
d’un personnage alcoolique devenu tétraplégique à la suite d’un accident de
voiture. On aurait cru que Gus Van Sant accorderait plus d’importance au dessin
comme outil de guérison, pourtant on voit très peu Callahan dessiner ou même parler
de sa nouvelle occupation, ses dessins n’étant pour le personnage qu’un moyen
de se faire connaître et de gagner de l’argent. Le film se laisse regarder sans
peine, mais ne se démarque en rien, les intrigues sont attendues, comme si le
scénario abordait chaque étape comme une case à cocher. Le
personnage de Annu (Rooney Mara) est très peu développé et la relation qu’elle
entretient avec Callahan survolée, à peine effleurée. On est très vite ennuyé
par le film, qui s’inscrit malgré lui à la suite de la longue liste des biopics
hollywoodiens que l’on a déjà oubliés.
Bergère
Bergère
EN DVD:
Bergère
LITTERATURE:
Mes Provinciales –
Jean-Paul Civeyrac
En tentant d’imiter le cinéma de la nouvelle vague,
Jean-Paul Civeyrac ne parvient malheureusement pas à la hauteur de ses maîtres,
se contentant de reprendre une mise en scène typique des années 50: trois amis
discutent dans une chambre aux murs blancs, allongés sur leur lits, une cigarette
se consumant au bout des doigts.
Le film est figé dans une temporalité froide et lisse où
l’on ne perçoit pas ou peu d’amour. En cristallisant les personnages à grand
renfort de références littéraires et cinématographiques, le réalisateur peine à
leur insuffler ce souffle de vérité qui manque cruellement au film. Les
personnages sont étouffés par les auteurs qu’ils citent à tout bout de champs. Ainsi
les dialogues sonnent faux car ils n’introduisent jamais de sentiments
personnels et semblent sortir de la bouche des acteurs comme si ceux-ci ne les
comprenaient pas. On discute de Nerval,
de Rimbaud tout en écoutant Bach, et l’on se dispute des idées comme si elles
n’étaient pas les nôtres. Civeyrac donne l’impression de ne pas comprendre la
jeunesse qu’il filme. En voulant à tout
pris lui donner l’apanage d’un autre temps, il lui enlève toute audace, toute
vivacité. On se désintéresse de ces jeunes qui semblent ne pas s’autoriser à
exister. Tous les personnages sont déconnectés les uns des autres, rien n’est
montré de l’évolution de leurs sentiments. Dès la première soirée qu’ils
passent ensemble, ils s’évertuent à discourir comme de grands sophistes, mais
il ne suffit pas de mentionner quatre titres célèbres pour développer une
pensée.
Matthias, Etienne, Jean-Noël, voilà bien un trio auquel on ne croit pas une seconde : Matthias est tout simplement détestable. Tout comme ses paroles vides, son personnage est très peu développé alors même qu’il est le centre de plusieurs intrigues. Ce génie de Paris 8 n’est rien d’autre qu’une anthologie ouverte qui se contente de citer des auteurs célèbres lorsque son avis est requis. Comment peut-il vivre cette histoire d’amour avortée avec la coloc d’Etienne alors que son personnage est complètement asexué ? On remarquera au passage que cette dernière s’appelle Annabelle Lit (comme Annabelle Lee, mais comme un lit) un trait d’humour maladroit de trop parmi ce petit groupe faussement intello.
Matthias, Etienne, Jean-Noël, voilà bien un trio auquel on ne croit pas une seconde : Matthias est tout simplement détestable. Tout comme ses paroles vides, son personnage est très peu développé alors même qu’il est le centre de plusieurs intrigues. Ce génie de Paris 8 n’est rien d’autre qu’une anthologie ouverte qui se contente de citer des auteurs célèbres lorsque son avis est requis. Comment peut-il vivre cette histoire d’amour avortée avec la coloc d’Etienne alors que son personnage est complètement asexué ? On remarquera au passage que cette dernière s’appelle Annabelle Lit (comme Annabelle Lee, mais comme un lit) un trait d’humour maladroit de trop parmi ce petit groupe faussement intello.
De Bach à Blaise Pascal, le film ne laisse aucun répit à ses
personnages en les empêchant d’exister en tant qu’humains, de porter une parole
neuve pleine de jeunesse, ce qui nous laisse, nous spectateurs, complètement en
retrait du film.
Peut-être qu’avec un peu plus de liberté, Civeyrac aurait pu
nous faire croire à un conte de jeunesse atemporel, où les personnages ne seraient
autres que des silhouettes mystérieuses, mais malheureusement il ne s’est pas
donné l’autorisation de voler de ses propres ailes. On aurait aimé un peu moins
de Garrel et de Jean Eustache. Au diable La
Maman et la Putain, au théâtre comme au cinéma, il faut tuer le père !
Ich war neunzehn – Konrad Wolf
Ce mois d’avril fut rythmé par la rediffusion de films
allemands sur notre chaîne de TV franco-allemande préférée, qui permet aux
spectateurs ne possédant pas de poste de visionner des films en replay sur son
site web https://www.arte.tv/fr/.
Ich war neunzehn
est donc un film à voir absolument temps qu’il est encore disponible sur cette
plateforme. Réalisé en 1968 dans l’ex Allemagne de l’Est, il retrace le
parcours de Gregor Hecker, un jeune allemand ayant fui l’Allemagne avec ses
parents et devenu soldat de l’armée Rouge. L’histoire se passe en avril 1945,
alors que l’armée allemande est défaite petit à petit par les bataillons russes
qui avancent jusqu’à Berlin. Konrad Wolf relate ici sa propre histoire par le
biais du personnage de Gregor, retournant en étranger dans un pays qui n’est
plus le sien, détruit par le nazisme et les bombes. Quel sentiment traverse ce
garçon qui s’applique à vaincre ce qui fut autrefois son pays natal? Le
regard impénétrable, l’enfant soldat est promu lieutenant et doté de responsabilités
trop grandes pour lui. Partagé entre incompréhension et désir de bien faire, il
s’imagine non sans peine l’Allemagne reconstruite par les allemands qu’il
croise. Qu’adviendra-t-il de cette jeune fille abandonnée de tous, et que
peut-il faire, lui l’ennemi, qui parle pourtant la même langue qu’elle ?
La photographie de ce film en noir et blanc ajoute une
grande poésie au récit de guerre, magnifiant des êtres usés jusqu’à l’os,
pleurant les dernières larmes qu’il leur reste tout en dansant sous les
étoiles. C’est alors que Gregor a vécu ce qui semble être le pire qu’il explose
enfin et hurle ce que le spectateur pense tout bas depuis le début du film. Mais
ne s’arrêterons-t-ils jamais de tuer ? Tuer jusqu’à la fin, comme une dernière
pulsion de désespoir, comme un dernier souffle : est-ce donc seulement par
la mort que l’ennemi vaincu continu d’exister? Ce dernier cri de désespoir laisse
entrevoir un désir de vengeance sans fin qui clôt le film avec violence, et
pose la difficile question de la reconstruction de relations humaines saines entre
des personnes que la guerre a détruites.
Bergère
Génération 45 – Jürgen
Böttcher
Toujours sur le site Arte replay, on trouve ce très beau
film de Jürgen Böttcher, disponible sur la plateforme jusqu’au 20 mai 2018. C’est l’histoire d’un
très jeune couple marié qui ne se supporte plus et se délite sous les yeux réprobateurs
de leur entourage. Le jeune homme traîne dans les rues de Prenzlauer Berg le
sourire aux lèvres, tandis que son épouse va danser le rock dans un gymnase
embué. Il est très intéressant de voir que tout le monde jusqu’au patron du
garçon tente d’empêcher le jeune couple de divorcer. Les amis ne sont d’aucun
support et adresse de lourds reproches au jeune homme, qui disent-ils, a pourtant
eu la chance d'épouser celle dont tout le monde dans la bande était amoureux.
Oui mais voilà, l’amour est trop grand pour être confiné dans
une petite chambre aux lits jumeaux, et peut-être faut-il donner le temps, le
temps d’un plan, pour que les deux visages à nouveau se rejoignent et acceptent
de partir en moto, tous les deux, pour s’aimer encore un peu.
Au même titre que le commissaire Bayard qui enquête sur la
mort de Roland Barthes, le lecteur ahuri jubile en découvrant Michel Foucault en
pleine montée de LSD enchainer orgies sexuelles et séminaires enflammés sur le
langage. Laurent Binet s’amuse ici à brouiller les frontières entre fiction et
réalité, faisant interagir noms célèbres et personnages inventés autour d’une
sombre histoire de document secret, tout en questionnant la démarche de
l’écriture. Nous assistons au parcours extraordinaire de Bayard et de son guide
Simon Herzog, professeur de sémiologie à Vincennes, parcourant la France,
l’Italie et les Etats-Unis pour participer à des rencontres de joutes verbales
et des séminaires pleins à craquer. Ici tout n’est que discussions enflammées
autour du langage, de la sexualité et de la politique, et Bayard permet au moins
averti des lecteurs de se frayer un passage parmi les plus grandes figures
intellectuelles du siècle dernier. On se complaît dans l’atmosphère
irrespirable des amphithéâtres, tous nos muscles se tendent lorsque Simon
affronte le Napolitain dans la Cité des Doges et l’on se perd, nous aussi entre
le réel et la fiction. Simon Herzog, se prendra plusieurs fois la tête entre
ses mains, abasourdi par les aventures que le récit lui fait vivre « je
crois que je suis coincé dans un putain de roman ! » s’écrit-il après
avoir échappé à la mort. Le narrateur s’amuse à teinter les milieux
intellectuels français et italiens d’espionnage bulgare, de doigt coupés et de
manipulations perfides entre flics, philosophes, sémiologues, étudiants et
politiques. Oui, le lecteur est ébahi de l’audace dont l’écrivain fait preuve
en imaginant la rencontre improbable entre Judith Butler et un Bayard contre
toute attente très détendu, entre Sollers et le Grand Protagoras Umberto Eco.
Les personnages se perdent dans le réel et Simon questionne inlassablement son
existence en tant que personnage de fiction. Alors qu’il manque de se faire
assassiner, il se demande pourquoi le maître de son destin choisi de
l’épargner, et lui reproche d’être bien mauvais romancier un peu plus tard dans
le récit. Le romancier est de ce fait excusé du tour improbable et cocasse que
prend le récit par son personnage même, et coup de maître parmi les rois du
langage, il engage dans l’épilogue un long combat contre Simon qui se proclame
héros de sa propre histoire, et donc capable de détourner les intentions du
romancier à son avantage.
Ce livre est à lire absolument, et soyez prévenus, chers
lecteurs, vous aurez après cette lecture envie de vous plonger dans les
ouvrages de sémiologie mentionnés au cours du récit. C’est pourquoi Bergère et
Ramoneur s’engagent devant vous à lire les Fragments
d’un discours amoureux de Roland Barthes, afin de pouvoir vous écrire une
critique à ce sujet dans la revue culturelle du mois de mai.
Bergère
Bergère
Le bleu est une
couleur chaude – Julie Maroh
Je ne cacherai pas ma déception à la lecture de cette
bande-dessinée dont on m’avait fait l’éloge à maintes reprises. Mon tort fut surement
d’avoir vu le film que Kechiche a réalisé en s’inspirant de cet ouvrage avant
de le lire. J’ai en effet beaucoup aimé la
Vie d’Adèle (à quelques exceptions près), et m’attendait donc à retrouver l’univers
du film, mais les deux œuvres sont finalement très différentes (ce que je ne peux
bien sur pas reprocher à l’auteure de la bd). Ce sont avant tout les dessins de
Julie Maroh qui m’ont déplu, les personnages ayant des traits un peu trop
juvéniles, me faisant penser à l’univers de certains mangas envers lesquels je
suis toujours très peu réceptive. De plus la police utilisée semble être
l’écriture d’un enfant, ce qui plonge le récit dans un univers enfantin contrastant
avec les événements de l’histoire.
Comme peut le laisser entendre le titre, le bleu des cheveux
de Emma est la seule couleur présente dans le récit. Ce bleu éclatant donne une
importance toute particulière à chaque apparition de la jeune artiste, elle se
détache ainsi du reste des personnages, et par là on se représente bien le
sentiment d’excitation et d’enthousiasme qui s’empare de Clémentine lorsqu’elle
la voit. Symbole de l’identité affirmée et revendicatrice d’Emma, le bleu
incarne aussi la différence qui sépare les deux amantes. Emma est plus âgée que
Clémentine, elle connaît à peu près ses désirs et assume son lesbianisme depuis
déjà quelques années alors que Clémentine ne fait que découvrir une partie
d’elle-même qu’elle ignorait, et vit avec Emma son premier amour. L’absence de
couleurs autres que le bleu permet notamment de comprendre la confusion de
Clémentine au regard de son identité, et le sentiment de vide qu’elle ressent
lorsqu’elle est confrontée à un environnement au sein duquel elle n’ose pas
être elle-même, à savoir une jeune fille qui découvre une sexualité considérée
comme « déviante » au regard de son entourage. La maison où vivent
ses parents, son lycée, la rue, chaque lieu est baigné de nuances de gris, de
noir, et ainsi semble morne et sans attrait. J’ai regretté qu’il y ait autant
d’ellipses dans le récit. Tout le plus gros de l’histoire semble se passer en
hors champ, ce qui nous laisse peu convaincus par la puissance des sentiments
des personnages que l’on ne voit pas se développer suffisamment. On comprend
rapidemment que le temps passe, que la relation entre les deux femmes
s’intensifie, mais on ne voit pas en quoi, ni comment les deux femmes s’aiment,
en-dehors du sexe. Chaque fois qu’elles font l’amour, Clémentine semble
renaître, ce que l’on comprend puisqu’elle n’a jamais connu d’amour charnel
auparavant. Cependant, il manque des scènes de tendresse quotidienne, de
regards et de complicité. A chaque fois que les deux femmes sont ensemble, elles
ne se comprennent pas, elles se disputent, ce qui ne laisse pas au lecteur
entrevoir l’amour si puissant auquel l’auteure voudrait bien lui faire croire.
La BD aurait gagné à être un peu plus longue, et on aurait
aimé voir Clémentine et Emma réellement heureuses ensemble, sur de plus longues
périodes. Toutefois on peut remercier Julie Maroh de nous donner à voir une
histoire d’amour entre deux femmes, ce qui est malheureusement encore trop peu
montré au cinéma ou en littérature.
AU THEÂTRE:
Vera – Petr
Zelenka (théâtre de Paris)
La pièce envolée de Petr Zelenka met en scène le
désenchantement brutal d’une directrice de casting manipulatrice, un personnage
découlant directement de notre société capitaliste actuelle, où l’argent et le
carriérisme sont rois. Dès la première scène, le spectateur est embarqué par le
cynisme de la situation. On rit jaune en entendant Vera parler des comédiens
« souvent dépressifs » devant le cadavre d’une jeune actrice qu’elle
a elle-même poussée au suicide. Malgré des décors plutôt simples, l’utilisation des écrans
retransmettant les images prises avec la caméra de surveillance installée dans
l’ascenseur fait preuve d’une grande dextérité qui participe au rythme endiablé
de la pièce. La scène est ainsi découpée en espaces multiples, elle est
polymorphe, tout comme le sont les comédiens qui incarnent tout un panel de
personnages chacun, et toujours avec une grande justesse. Le rôle principal est
mené avec brio par Karin Viard, celle-ci constituant le cœur de toutes les
scènes, infatigable. On jubile de la voir aboyer sur des pauvres bougres sans
défense, se rouler par terre de rage, se jeter d’un endroit à l’autre de la
scène. Les photographies et les films d’enfance de l’actrice/comédienne
introduisent encore un autre niveau de lecture au sein de l’intrigue : on y
voit une enfant vierge de toute cruauté, une adolescente qui rêve elle aussi de
comédie, et en dessous, celle qui a réussi dans le métier, et qui dans son rôle
décrie le monde du paraître auquel elle appartient.
Cette pièce est profondément touchante, car on y voit les
personnages se démener afin d’atteindre une renommée éphémère et futile. Tous
semblent ne pas se rendre compte du caractère superficiel de leurs relations,
et Vera ne le réalise toujours pas après s’être faite virer de l’agence. Sa
décadence ne rend pas son personnage humain pour autant, car elle demeure plus
acerbe que jamais, utilise les autres comme moyens pour parvenir à ses fins.
Cependant, Vera est touchante dans sa misère relationnelle. Elle tente
maladroitement de prouver son affection à son père, à son mari, et refuse de
vendre une guitare en raison des souvenirs qu’elle lui rappelle.
La force et l’énergie des comédiens permettent au spectateur
de passer outre quelques maladresses de dialogues, et l’on ressort profondément
charmé par le clin d’œil final malicieux de Karin Viard.
Bergère
The encounter - Simon McBourney
Dans le magnifique théâtre de l’Odéon, Simon McBourney nous
invite sur les rives de l’Amazone à la recherche de la tribu oubliée des Mayorunas,
les hommes félins. Cette pièce s’écoute d’abord avant de se regarder :
après avoir soigneusement ajusté un casque audio sur les oreilles, le comédien nous parle à travers son microphone
binauriculaire.
Hasard heureux, ma place dans les derniers balcons du
théâtre me contraint à focaliser mon attention uniquement sur les sons, la scène
ne m’apparaissant que comme une activité lointaine, étrangère à mon expérience
auditive. En effet, à part voir une silhouette gesticuler autour d’un
microphone et quelques simples effets de lumières, mes yeux sont aussi bien
fermés. Après un certain temps d’adaptation (pas facile de rester concentré
lorsqu’une personne nous chuchote à l’oreille), on se laisse vite emporter par
McBourney dans son monde grâce à sa palette d’accents et ses pistes audio
préenregistrées.
Cette pièce est un entrelacement de réalités :
l’instant où se déroule la pièce au Théâtre de l’Odéon, la nuit où il
enregistre ces quelques pistes audio du spectacle dans son salon au côté de sa
petite fille insomniaque, et l’époque où un photographe (Loren Mcintyre) a
voulu rencontrer la tribu des Mayorunas au fin fond de l’Amazonie.
La magie de cette pièce ne se tient pas dans le récit en
lui-même mais dans la façon dont on l’expérimente. Le fait d’entendre le monde
au lieu de le voir nous empêche de détourner notre attention. Malgré tout les
effets spéciaux possibles et imaginables, notre esprit sait discerner la
réalité de l’écran de cinéma ou de la scène de théâtre. Les yeux sont par essence actifs, ils se
ferment, s’ouvrent, dirigent notre regard. Nous avons toujours la liberté de choisir
de regarder la scène ou la chevelure de notre voisine. Ici, impossible de
fermer nos oreilles ou de les diriger, nous subissons l’environnement auditif
qu’on le veuille ou non. Aucun effort de projection mental nécessaire : nous
sommes dans l’hydravion qui atterrit sur le fleuve amazone, dans la forêt
infestée de moustiques, au centre de la tribu Mayoruna qui nous tourne autour.
J’ai le désagréable souvenir d’une scène où le photographe (nous) a le bras
infesté d’asticots. Impossible de détourner mon attention de mon bras que je
sens et que j’entends rempli de vers.
Je dois avouer par conscience professionnelle que je me suis
assoupi vers la fin de la pièce,
n’arrivant plus vraiment à distinguer les divagations mentales de mon esprit de
l’information reçue par mes oreilles.
Ramoneur
Très très belle plume Bergère ! Les mots coulent avec rythme et justesse. Le ton des analyses est vif et les références cinématographiques sur lesquelles s'appuient la critique prouvent l'érudition et donnent force aux articles. Tu es dotée d'une belle culture, d'un sens aigu de la narration. Merci Bergère pour le partage ! Tu ne voudrais pas réaliser un film ? Il serait très beau en plus d'être intelligent, à n'en pas douter !!
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